Adama AYIKOUÉ

Professeur de Lettres,

Gestionnaire du Patrimoine Culturel

Lomé, TOGO

 

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FORCES ET FAIBLESSES DU THEATRE POPULAIRE

TOGOLAIS : LE CAS DU CONCERT-PARTY

 

Ce type de théâtre dit « populaire » s’oppose au théâtre moderne ou contemporain qui a pour toile de fond un véritable travail de recherche. La recherche est menée sur les formes populaires et traditionnelles en vue d’en dégager les éléments de théâtralité et de mettre à la disposition des créateurs, l’information nécessaire sur ces formes.

Le théâtre populaire togolais vit à travers trois formes : le « concert-party », la « cantata » et l’ « albéra ». Ces formes sont populaires parce qu’elles n’ont aucune prétention intellectuelle ou philosophique. Elles s’expriment dans la langue du peuple, et se mettent à la portée de celui-ci par le choix des centres d’intérêt et par les stratégies de communication théâtrale privilégiées. Le « concert party », la « cantata » et l’ « albéra » sont des productions vivantes de la culture nationale confrontée à la culture coloniale. Ils constituent un mode d’expression de la tradition dans la modernité, dans la mesure où ils ne constituent pas une rupture mais proposent une forme d’adaptation, voire de résistance à l’aliénation.

Les détails sur la forme de théâtre populaire qu’est le concert-party permet de cerner véritablement sa nature intrinsèque.

I. Les origines et les caractéristiques du « concert-party »

Ce genre reste le plus pratiqué et bénéficie d’une audience et d’un intérêt particulier auprès du public togolais. Au départ, c’était des ruraux venus en ville à la recherche de loisirs. Ce théâtre a vu le jour au Ghana dans les années 1910, sous forme embryonnaire d’abord, avant de s’étoffer avec plusieurs acteurs au lieu des deux ou trois des débuts. Son modèle initial était le théâtre du boulevard anglais[1].

Les comédiens togolais ont été initiés au concert party au Ghana en jouant dans les concert-bands, les troupes consacrées à la pratique de cet art dramatique. Ce sont eux qui ont importé le concert-party au Togo pour en faire un fleuron de la culture  nationale en général et de la culture citadine en particulier.

Il s’agit d’un théâtre dont le jeu est basé sur le comique, la bouffonnerie et le pathétique. Les femmes n’y jouent pas contrairement à l’usage du concert-party ghanéen. Les bars disposant d’une cour de danse sont les lieux privilégiés de représentation du concert- party. Les comédiens recourent au maquillage en s’enduisant le visage d’un fard blanc ou noir. Les deux couleurs sont parfois combinées. C’est une convention du genre qui montre les personnages comme des clowns habillés souvent de haillons ou d’habits grotesques. C’est ce côté bouffon qui fait rire.

De par l’idéologie qu’il véhicule, le concert party s’inscrit dans la culture animiste.

Cette brève présentation du « concert party » s’imposait dans la mesure où nous allons faire ressortir leurs points forts et leurs points faibles.

II. Forces et faiblesses du concert-party  

Les points positifs et les côtés négatifs du théâtre populaire participent du diagnostic que nous poserons tout au long de l’article.

II.1. Les atouts du concert-party

Alain Ricard, témoigne au sujet de la richesse du concert-party au Togo :

« Dans les années 70, j’ai fréquenté plusieurs années les concert-party togolais, des pièces de trois heures jouées en éwé. J’ai fait deux films sur ces spectacles et j’ai ainsi beaucoup appris (…), le sens de la tradition, en somme l’oralité dans sa dimension urbaine et contemporaine. » [2] C’est dire qu’il s’agit d’un théâtre populaire assez riche et il mérite qu’on s’y attarde en commençant par les sujets qui y sont traités.

Les thèmes abordés

En ce qui concerne le concert-party, ses sujets de prédilection sont centrés sur les problèmes de la vie domestique et de l’urbanisation des ruraux à travers les conflits culturels ville / campagne ; culture nationale / aliénation. Il est essentiellement question de la défense des valeurs traditionnelles comme facteurs de résistance à l’aliénation étrangère dans une société dominée. La solidarité, le respect des aînés, la défense des coutumes positives, la polygamie, la langue nationale, la famille nombreuse, la phallocratie, la croyance à la force du destin, l’animisme, etc., sont les thèmes récurrents autour desquels se construisent les pièces des concert-bands. A titre d’exemples, sont montrés comme des facteurs de désordre, la femme au foyer qui veut dominer son mari, la stérilisation volontaire, l’individualisme outré et le fait de se comporter comme un Européen. Toutes ces déviances sont toujours sanctionnées, avec une morale à l’appui en guise de dénouement. Le public est sensible à ce côté pédagogique du genre.

La publicité

Bien avant la représentation théâtrale proprement dite, les comédiens, en guise de publicité, ameutent le public en donnant un avant-goût du spectacle dans la rue : quelques acteurs grimés s’adonnent à des pitreries et font des blagues dans un microphone juché sur le toit ou la plate-forme arrière d’un véhicule. Ils sont suivis par une foule de badauds. Le soir venu, en attendant que la salle se remplisse, l’orchestre du concert-bands joue des airs à la mode en général et le high life[3] en particulier, et ceux qui le désirent parmi le public chantent et dansent. Ainsi nous avons déjà un des aspects qui contribue au caractère festif du théâtre populaire.

Le caractère festif

Les représentations théâtrales des genres populaires sont des plus ennuyeuses lorsque l’atmosphère festive vient à faire défaut. Ainsi ces représentations sont souvent agrémentées de morceaux de musique et de chansons. Sur la scène et dans la salle, il arrive que la fête prenne le pas sur la fiction quand se prolonge indéfiniment un moment de défoulement collectif et que l’émotion est à son comble, suscitée par la danse, le rire ou le pathétique, provoquée par le grotesque des outrances verbales et gestuelles.

Pour devenir réalité, la manifestation a besoin de la volonté d’être ensemble des participants, et d’une adhésion à l’objet de la fête. Animistes, chrétiens et musulmans doivent pouvoir se retrouver dans l’objet de la fête, sinon leur participation serait compromise. La fête c’est la participation, la communion, la convivialité. De la sorte, les messages sont reçus sans résistance par un public acquis d’avance à la bonne cause. L’on ne s’amuse bien qu’entre soi. Dans la fête, toutes les barrières tombent, l’être-ensemble prend le pas sur toute autre considération. Il s’agit d’une communion provoquée par le plaisir de l’esthétique. C’est pourquoi les spectateurs ne s’embarrassent pas du temps qui passe. On sait quand commence un spectacle de théâtre populaire mais on ne peut jamais prévoir la fin. Certains spectacles débutent à vingt heures et ne se terminent qu’au petit matin. Il va sans dire que le jeu scénique seul ne pourrait suffire à remplir un temps aussi long s’il n’y avait pas la fête. Le concert-party allie la musique et le geste théâtral à l’instar du carnaval. 

     Le carnaval

Nous ne faisons pas preuve d’audace en faisant le rapprochement entre les formes de théâtre populaire togolais et le carnaval, dramatisation festive par excellence.

A l’instar du carnaval, le concert-party recourt au masque, au travestissement et à l’outrance du jeu. Dans le concert-party, les hommes jouent les rôles des femmes. Ces travestissements qui se dévoilent comme des artifices cultivent le grotesque, car le carnavalesque tend à subvertir provisoirement l’ordre établi par la parodie, le sacrilège, la profanation, le baroque. A défaut d’une tradition des masques (au sens religieux du terme) dans la culture ajatado du Sud Togo où se pratique le théâtre populaire, les comédiens de ce théâtre utilisent la peinture faciale, en recherchant la laideur. Plus que la métamorphose, il faut y voir l’immunité sacrée que confère le masque dans les sorties des egun et des zangbéto [4]des cultures traditionnelles des peuples  ajatado du Togo méridional. Sous le masque, l’individu perd son identité personnelle pour servir de médiateur entre les hommes et la tradition, et pour gérer au mieux le désordre déstabilisateur, au nom du sentiment d’autoconservation de la société considérée comme un tout.

« Le masque est l’expression des transferts, des métamorphoses, des violations des frontières naturelles, de la ridiculisation, des sobriquets ; le masque incarne le principe de jeu de la vie (…). C’est dans le masque que se révèle avec éclat l’essence profonde du grotesque ».[5]

Il ressort de tout ce qui précède que dans l’esprit du théâtre populaire qui participe du principe de la fête, la société est comme un édifice dont il faut colmater les brèches sous peine de la voir s’effondrer en ensevelissant les hommes qu’il abrite et protège. L’utopie est de vouloir croire que le monde doit demeurer figé, immobile, sclérosé et ne jamais bouger au nom d’une idéologie.

Mis à part les points positifs du concert-party, quelles sont alors ses insuffisances ? 

 II.2. Les faiblesses du concert-party

Les caractéristiques de ce théâtre populaire que nous qualifions comme étant des points négatifs sont justement à l’antipode du théâtre moderne calqué sur un certain classicisme.

L’improvisation

La convivialité entre les acteurs et les spectateurs est favorisée par le style du jeu du théâtre populaire qui fait la part belle à l’improvisation. Il n’y a pas de texte, ni d’entraînements et les rôles sont composés à travers des types reconnaissables à force de creuser le personnage.  C’est un théâtre où les acteurs sont rois car ils ne font qu’à leur tête. Il n’ya pas de chef d’orchestre, aucun metteur en scène. Cette improvisation, davantage maîtrisée dans le concert-party quelques rares fois, débouche souvent sur l’indiscipline à cause des comédiens trop occupés à quémander les applaudissements et les cadeaux dans la salle. Si l’indiscipline du comédien perturbe le puriste, elle est acceptée par les spectateurs, car la fête est l’espace-temps de la liberté, du défoulement. Comment comprendre autrement un spectateur qui arrête l’acteur dans sa performance sur la scène pour l’embrasser et lui faire un cadeau en interrompant le rythme de l’action ? Il convient de remarquer que ces pratiques tendent vers le désordre.

Le désordre ou le théâtre de la participation

Le théâtre mis à fond sur la participation des spectateurs est un jeu subtil d’alternance entre l’identification et la distanciation. L’illusion est presque totale quand l’émotion parvient à ce degré : il n’y a plus de frontière entre la réalité et l’imaginaire. Le public injurie grossièrement le scélérat qui joue sur la scène, on pleure le vertueux brimé et on l’acclame dans l’allégresse quand vient le moment de la délivrance. Le personnage sympathique est gratifié de pièces de monnaie, voire de billets de banque et le méchant bombardé de boulettes de papier ou de « chewing-gum » mâché, accompagnées de malédictions et de noms d’oiseaux. La création devient collective et tout le monde devient à la fois acteur et spectateur. Dans ces moments d’intense émotion, la rampe disparaît entre la salle et la scène du fait des invasions réciproques de ces espaces par les acteurs et les spectateurs. C’est justement la description que fait Koulsy Lamko : 

« La confusion entre l’espace scénique et l’espace public ; ce qui transforme le spectateur en "spect’acteur" et crée un rapport de communion plutôt que d’opposition dialectique. (…) Le théâtre de la participation est un théâtre-action qui sollicite la participation du spectateur en amont, in situ et en aval du phénomène créatif (prise en compte de la réception du public.) Ce public est invité à Quitter son cocon de passivité pour réfléchir et agir afin de se transformer et transformer le monde : une espèce de catharsis constructive du monde. (…) Le "je" participant est appelé à se joindre au "nous"constructif et collectif. » [6]

Ces formes, de par leur inscription au théâtre « postdramatique »[7] sont des formes aujourd’hui, appartenant à un vaste mouvement qui tente d’arracher l’expression théâtrale au dogmatique de la norme.

En empruntant la scène à l’occidentale, le concert-party togolais a su conserver certaines caractéristiques du rite, mais tente cependant de rompre cette démarcation entre acteurs et spectateurs, scène et salle, en faisant de ses spectacles une dramatisation festive.

En conclusion

Aujourd’hui le concert-party est en régression au Togo pendant que le Ghana a eu à l’inscrire sur la liste du patrimoine culturel. L’image du clown, celle de la bouffonnerie est restée une certaine intellectualisation, une mémoire diffuse pour les jeunes dramaturges togolaise qui s’en inspirent. Il convient de questionner cette pratique à partir de la forme-archives, se replonger dans la tradition profonde pour réaffirmer et sauvegarder ce riche patrimoine méconnu et négligé. La raison ? La scène libre du théâtre reste le seul lieu d’expression pour l’éclosion des talents. Comme le disait Sony Labou Tansi, « La vie n’arrête pas de nous jouer : nous profitons du théâtre pour nous jouer d’elle. »[8]  

 

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 Références bibliographiques :

 [1] BAME (Kwabena N.), Come to laugh. A study of African Traditional Theatre in Ghana, Legon, Institute of African Studies, University of Ghana, 1981.

[2] RICARD (Alain), universitaire, spécialiste du théâtre en Afrique, directeur de recherches au CNRS, « L’oralité dans sa dimension urbaine et contemporaine » in « Retour d’Afrique », Notre Librairie n° 162, Op. cit. p. 155.

 

[3] Genre musical du Ghana

 

[4] Manifestation rituelle relative au culte des ancêtres chez les Ewé, les Fon et les Yorouba de la côte ouest  africaine. La sortie des masques est vécue comme un carnaval où les initiés, masqués, chantant et dansant dans une espèce de délire, arpentant les rues vers les bois  sacrés.

 

[5] BAKHTINE (Mikhaïl ) , L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 49.

 

[6] LAMKO (Koulsy), « Théâtre "du Sud" : l’épineuse question du répertoire », Notre Librairie, n° 162, op. cit., pp 13-14.

 

[7] Selon BESSON (Jean-Louis), « le postdramatique (…) rassemble des pratiques théâtrales multiples et disparates dont le point commun est de considérer que ni l’action, ni les personnages, au sens des caractères, ni la collision dramatique ou dialectique des valeurs, ni même des figures identifiables ne sont nécessaires pour produire du théâtre. En ce sens, le post dramatique dépasse l’opposition traditionnelle entre épique et dramatique. » in Poétique du drame moderne et contemporain (dir. J.P. Sarrazac).  Centre d’études théâtrales, université catholique de Louvain /I et Paris III, Louvain, 2001, p.97.

 

[8] SONY LABOU TANSI, « Le théâtre du corps, de la parole et de l’âme », Revue Equateur N° 1, Paris, 1986, p.63

 

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