Assion AYIKOUE

Doctorant en Germanistik à l’Université de Lomé (Togo)

 


Mercredi 07 avril 2010

Migration et masque identitaire 

dans « Bleu-Blanc-Rouge » d’Alain Mabanckou

 

 

 

 Le phénomène de migration a toujours posé ce problème identitaire au niveau de l’écrivain. Cet éloignement des hommes de lettres de leur pays d’origine est dû soit à des appartenances politiques ou soit à des postes occupés à l’extérieur. Devons-nous parler en terme de nationalité ou en terme de littérature chez l’écrivain, étant donné qu’un écrivain reste avant tout citoyen du monde ?

Cette quête identitaire se retrouve non seulement dans le monde littéraire mais aussi auprès de la jeunesse africaine en général et de la jeunesse congolaise en particulier. C’est ce que touche du doigt Alain Mabanckou dans son roman Bleu-Blanc-Rouge. (1) Ce dernier retrace, par le truchement de son personnage Charles Moki, ce masque identitaire que portent souvent la plupart des jeunes Congolais revenus de la France. Le masque identitaire dont ces jeunes font usage dans leur pays d’origine semble être une image falsifiée avec ses contours idéalisés, suffisamment polis et vernis :

 « Tout le monde me connaît à Paris et tout le monde m’appelle, par mon nom lorsque je passe dans la rue : Charles Moki. Lui-même. J’ai été un des meilleurs  sapeurs (personne se reconnaissant et reconnue par ses pairs comme appartenant à la SAPE : Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. [N.d.t.]) de la capitale, la ville de l’élégance. J’ai eu ma consécration au Rex Club de Paris. J’ai fait taire tous mes concurrents » (pp. 74-75).

 Ici Alain Mabanckou égratigne un peu ce monde de la Rumba congolaise (avec l’un de ses chefs charismatiques Papa Wemba) qui lutte en quelque sorte pour préserver une certaine forme d’identité qu’il se crée à travers le look. Comme ils le disent très souvent : « le vêtement est notre passeport. Notre religion. La France est le pays de la mode parce que c’est le seul endroit au monde où l’habit fait encore le moine » (p.78). Ce problème identitaire se pose également au niveau de l’auteur de Bleu-Blanc-Rouge. Se sent-il Français ou Congolais à travers son roman ? Le texte de Bleu-Blanc-Rouge paraît métissé du moment où il laisse transparaître à la fois deux mondes parallèles notamment les sociétés française et congolaise.

Excepté l’ouverture et la fermeture, Alain Mabanckou subdivise son roman en deux grandes parties. La première partie titrée « le pays » incarne ce masque identitaire dont il est question et que les « Parisiens » c'est-à-dire ceux qui sont revenus de France ou du pays des Blancs ont souvent l’habitude d’afficher une fois au pays. Cela paraît l’idéal étant donné que la migration reste un événement remarquable puisque le migrant est ainsi à la recherche d’une condition de vie meilleure et d’un ego, d’une personnalité à construire et à redorer. C’est ce qui explique justement le phénomène de l’exode rural dans certains pays africains.

Mabanckou semble dénoncer dans cette première partie de son roman ce brillant avenir que font miroiter tous ces patriotes revenus de l’Europe. La France étant non seulement métropole mais aussi une référence pour le Congo, est ciblée ici dans le roman comme objectif à atteindre, comme finalité de toute aspiration : « mourir sans voir Paris est un péché », semble-t- il. Reste à savoir si le fait de mettre pied sur le sol français déclenche tous les processus, qui peuvent concourir à une réussite sociale, à un aboutissement heureux :

« Il y avait deux mondes. Celui de la famille Moki et celui du reste du quartier. Cette impression de dualité du monde s’accentua lorsque Moki fit mettre l’électricité et une pompe à eau dans leur parcelle. Rares étaient les maisons éclairées et pourvues en eau potable […]. Nous, n’étions pas au bout de nos surprises. Une année après la construction de cette villa, nous vîmes arriver de la France deux voitures Toyota que Moki affréta pour sa famille afin qu’elle les rentabilise en taxis. Ainsi la famille vivrait à l’abri du dénuement ». (p. 44)

La migration vers le pays des Blancs reste la plupart du temps en Afrique criblée de cette connotation de bonheur et de réussite à vie. Peut être pourrons-nous affirmer avec assez de prudence que l’auteur de Bleu-Blanc-Rouge relate sa propre expérience de jeune Congolais se retrouvant par chance en territoire français. Notons en passant que l’auteur exerçait, parallèlement à sa carrière d’écrivain, la fonction de conseiller dans une filiale du groupe Suez – Lyonnaise des Eaux à Paris. Dans ce roman Alain Mabanckou évoque explicitement son Congo Brazzaville qu’il a quitté dans sa tendre jeunesse pour migrer en France. Cette dernière y est omniprésente, primo dans cet héritage culturel dont le romancier a su subtilement acquérir à travers la langue aussi bien que l’éducation et secundo dans cette colonisation des esprits qui fait que le jeune congolais idéalise sa métropole qu’il met assez souvent sur un piédestal en diamant. Pour le romancier Alain Mabanckou, migrer c’est avant et après tout une question de responsabilité et d’autonomie. Indépendance qui ne traduit pas du tout cette forme de libertinage mais plutôt cette preuve de maturité qui permet au migrant de faire dos au passé, pour pouvoir affronter son futur et ceci dans un cadre totalement différent, inconnu et forcément hostile :

 « Partir, c’est avant tout être à même de voler de ses propres ailes. Savoir se poser sur une branche et reprendre l’envol le lendemain jusqu’à la terre nouvelle, celle qui a poussé le migrant à abandonner ses empreintes loin derrière afin d’affronter un autre espace, un espace inconnu… » (p. 37).

Ce mirage créé et entretenu par le personnage Charles Moki ne constitue qu’une face de la médaille car la fin de la première partie du roman y mettra un terme définitif du moins pour le narrateur et son lecteur. Quant aux habitants du quartier, Moki reste un modèle, une référence. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a fait venir dans l’Hexagone le personnage principal du roman Massala-Massala. Le héros – narrateur dans le roman d’Alain Mabanckou découvre finalement le pot aux roses, une fois débarqué à Paris sous les directives et par le truchement du vénéré Charles Moki.

C’est justement le tableau que nous présente l’auteur de Bleu-Blanc-Rouge dans la seconde partie de son roman qui a pour titre « Paris ». Dans son article ‘’Structurelle Gewalt und  gestörte Idylle’’ (2) (Pouvoir structurel et Idylle troublée) Jochen Wogt, désigne ce masque identitaire sous le vocable de ‘’Schein-Identität’’ (Identité du paraître). Et il oppose souvent ce concept à celui du ‘’Sein-Identität’’ (Identité d’être) ce qui signifie implicitement que le masque tombe au niveau du ‘’Sein-Identität’’ où l’apparence fait place à la réalité, à l’évidence et à l’identité privée pour reprendre ainsi le terme de Jochen Vogt. C’est justement ce que souligne Alain Mabanckou à travers la voix de son personnage principal surnommé Eric Jocelyn-George alias Marcel Bonaventure :

« Je ne dus pas attendre longtemps pour apprendre à vivre autrement. Entre l’effet de surprise et l’attitude de Moki, j’étais partagé. Le cercle s’était refermé derrière moi. Moki avait deux visages. Il portait plusieurs masques. Un masque pour le pays. Un autre pour Paris. Sa fermeté m’avait sidéré […]. Et notre gîte ? Je n’y croyais pas. Je ne voulais pas. Je ne voulais pas y croire. J’y vivais pourtant depuis quelques mois. » (p. 134).

Et le cadre de vie a également changé de même que la façon de vivre. La migration semble tourner d’une façon assez brutale le revers de la médaille. Paris paraît pour le héros-narrateur être l’opposé de son pays natal :

« Nous nous réveillions le lendemain les uns sur les autres, tels des cadavres liés par le sort d’une fosse commune. Pour dormir, il fallait faire preuve d’une intelligence suprême et se dispenser de toutes ces positions encombrantes, comme s’étaler en long ou écarter les jambes et les mains. L’espace se monnayait cher à coups de coude et de genou au  besoin. On ne devait pas trop gesticuler pendant son sommeil ni libérer des gaz. » (pp. 136–137)

Ces réalités étant autres, l’espace devient pratiquement une denrée rare et presque vitale, ce que Massala-Massala trouve en quelque sorte contraignant. Il devra dès lors compter sur ses propres moyens pour se libérer de cet engrenage :

 « Je n’avais pas pu dénombrer tous les occupants de la chambre. Ce n’était pas les mêmes. Nous étions, plus d’une douzaine de compatriotes à coucher dans cette pièce exiguë. »        (p. 137).

Alain Mabanckou, étant lui-même confronté à certains problèmes d’écrivain migrant, a su forger le personnage de Charles Moki qui répond parfaitement au thème de migration et de masque identitaire.

Bleu-Blanc-Rouge est en quelque sorte un appel pressant et retentissant à tous ces voyageurs clandestins qui, pour une raison ou pour une autre, meurent au large des côtes de l’ « Eldorado ». L’Afrique en particulier doit prendre conscience de ce phénomène afin d’y remédier par la création et le renforcement des structures adéquates pouvant retenir cette jeunesse en déroute.

Notes

(1)     Alain Mabanckou, « Bleu-Blanc-Rouge », 2è édition, Ed. Présence africaine, Paris, 2001. En 1ère édition, ce roman obtient le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire en 1999, distinction décernée par l’Association des écrivains de langue française ; lire : Noël Kodia-Ramata, « Dictionnaire des œuvres littéraires congolaises », éd. Paari, Brazzaville, Paris, 2010.

(2)     Jochen Vogt : « Heinrich Böll », München, Verlag CH. Beck, 1987, p. 128.

 

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