Adama AYIKOUE

Professeur de Lettres,

Gestionnaire du Patrimoine Culturel

 


  

 

Sony Labou Tansi, un des Nouveaux romanciers

de la deuxième génération des écrivains africains francophones

 

Dans la littérature africaine d’expression française des trente dernières années, certains auteurs passent mieux la rampe que d’autres auprès de la critique occidentale. Au nombre de ceux-là, l’écrivain et dramaturge congolais Sony Labou Tansi  figure en bonne place.

En marge de ses poèmes et pièces de théâtre inédits, il fait paraître par exemple, de 1979 à 1988, soit en neuf ans, six romans. Il est donc remarquable par l’abondance et la variété de son œuvre, ce qui témoigne d’une fécondité certaine de son imaginaire.

Le simple constat que son écriture reçue avec enthousiasme par l’élite se limite essentiellement à un lectorat élu et que sa réception en Afrique n’est pas aisée ni étendue à cause de ses formes élaborées et recherchées, laisse en suspens une question : quelle est la valeur réelle de l’œuvre romanesque de Sony Labou Tansi ? Ses divers écarts des formes classiques n’ont-ils pas des significations locales et individuelles à rechercher parfois loin des interprétations stéréotypées connues en Occident ?

1. De la méta-littérature en général

La critique fut élogieuse au nom de la « nouveauté du ton et de l’originalité de la vision de l’auteur»(1). La célébrité internationale de l’écrivain trop lié à la francophonie n’a pas manqué de susciter la polémique et de remettre au goût du jour la question : avait-on vraiment compris l’auteur du Commencements des douleurs  décédé le 14 Juin 1995? « L’analyse des textes de Sony Labou Tansi doit être approfondie d’autant que l’écrivain a brouillé les pistes et a entretenu l’ambiguïté », remarquait Jean-Michel DEVESA (2)

La rhétorique interprétative pose un problème de recherche de la valeur et du sens des textes, c’est – à-dire de la bonne compréhension et de la pertinence des interprétations. Le critique ne propose d’une œuvre qu’une lecture parmi mille autres possibles. La prétention d’épuiser le texte et d’en établir une fois pour toute et sans appel le sens exhaustif et définitif est une rébarbative hérésie. « L’idée qu’un texte peut être définitif relève de la religion ou de la fatigue », affirmait Jorge Luis BORGE.

S’il est acquis que la polysémie participe à la littérarité du texte, il faut bien souligner que ce droit reconnu à la critique est inhérent à un devoir incontournable : la pluralité de l’interprétation ne doit point induire à l’aberration et tout commentaire fantaisiste, passionné, flatteur ou spécieux sous une autre forme est à dénoncer. Grande est souvent la tentation devant certains types de textes. L’on devient vite, parfois sans s’en douter, polémiste ou thuriféraire lorsqu’on aborde une « œuvre opaque » d’un auteur de grande renommée ou à tort ou à raison, présumé surfait. Nous reconnaissons qu’il n’est pas toujours aisé de se frayer le bon chemin dans les œuvres de cette trempe.

Le lecteur se trouve habituellement dans l’une des trois situations suivantes : soit dépaysé devant le texte, il ne parvient pas du tout à y trouver un sens bien qu’il puisse parfois y reconnaître une verve certaine ; soit imbu de préjugés, il se laisse prendre au piège d’un facile commentaire excessif et aveugle, extrapolant en extenso et développant des prétextes et des présomptions. Soit à partir de méthodes justifiées et pertinentes, il réussit à décrypter le texte bien à propos et à en proposer des interprétations plausibles.

 

En ce qui concerne la méta littérature, la vérité qu’on possède ou qu’on croit posséder d’un texte peut agacer et même tourmenter les auteurs qui y verraient un malentendu dans le contexte de leur communication littéraire. Même si « le processus de création chasse l’auteur » comme le notait Paul VALERY, le critique doit être assez humble et éviter des abus. Il faut bien se convaincre avec DESTOUCHES que « la critique est aisée et l’art difficile » pour s’abstenir des commentaires excessifs sur les œuvres d’autrui. Ce sont de pareils excès qui amènent  Théophile GAUTIER à donner du critique une vision péjorative : tout critique est « l’eunuque obligé d’assister aux ébats du grand Seigneur » ou encore « l’Abbé qui courtise la femme d’un laïc : celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se battre avec lui ».

2.  Sony Labou Tansi face aux méta-textes : un écrivain incompris

Il existe dans l’histoire de la littérature africaine d’expression française des auteurs qui s’étonnent de ce que les lecteurs disent de leurs œuvres. Tchicaya U’Tamsi par exemple est surpris qu’on trouve ses poèmes hermétiques et qu’on le compare même à Stéphane MALLARME. Incompris des siens, Jean Joseph RABEARIVELO souffrait d’être soupçonné de complicité avec les colons. Mais le destin littéraire de Sony Labou Tansi a été l’illustration du prototype même du malentendu. Etrange coïncidence : une nouvelle de l’auteur primée par RFI/ACCT en 1979 avait pour titre Le Malentendu.

Sony Labou Tansi souffrait des incompréhensions et des méprises sur ses œuvres. Dès la parution de son premier roman La Vie et demie, la critique, surtout occidentale et journalistique, l’encensa et même célébra son talent. Les commentaires fusèrent de tous les azimuts. Observant d’abord le silence, l’auteur qui dira plus tard :

« On a toujours pensé que l’Afrique était la civilisation de la parole. Je constate tout le contraire : nous sommes vraiment la civilisation du silence, un silence métissé » avait dû être débordé par les écarts dans les interprétations et réagit un jour dans Demain l’Afrique du 19 novembre 1979 : « J’ai l’impression qu’à propos de ce livre tout le monde s’est foutu dedans. On s’empresse de dire : c’est un livre sur les dictatures africaines. A tous je dis : relisez ! En fait, La Vie et demie est un livre sur la vie. La vie que nous avons cessé de rester. La vie que notre génération n’arrivera peut-être pas à transmettre aux générations futures. Et quelle honte ! Mon livre c’est la peinture de la barbarie de l’homme à l’endroit de l’homme sous toutes ses manifestations possibles ».

Quelques mois plus tard, il renchérit toujours dans Demain l’Afrique :

« La Vie et demie, j’ai honte d’en parler maintenant, parce que les gens n’ont pas compris le sens que je donnais à la chair et au sang dans ce pays. »

Dans son livre Sony Labou Tansi, écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, Jean-Michel DEVESA (1996) titre l’introduction : « Une infinie solitude », cite ce passage des Sept solitudes de Lorsa Lopez :

« Je chante ma solitude hérissé d’orgueil. Comme les fétiches à clous » et explique à propos de la production littéraire de l’écrivain qui jouissait d’une audience internationale :

« Rares pourtant ont été ceux qui ont eu le souci d’en comprendre la signification et les procédés. L’écriture de Sony a plu certes mais pas suffisamment pour être examinée dans son procès. En dépit des qualificatifs à l’aide desquels on a cru la définir, elle est restée une énigme. Le parcours de Sony Labou Tansi  aura été, paradoxalement, celui d’une infinie solitude. Lui qui n’était ni un pionnier ni un véritable marginal, encore moins un exclu, un naïf ou un oublié, aura été le plus souvent fêté et célébré pour ce qu’il n’était pas… » p.7-8

Il est donc indispensable de s’atteler aujourd’hui à décrypter les textes et à en rechercher les significations pour pallier les malentendus et les méprises.

3. Sony Labou Tansi, un nouveau romancier africain de la seconde génération

La plupart des critiques de la littérature africaine d’expression française distingue deux générations d’écrivains et situent généralement Sony Labou Tansi parmi les plus représentatifs de la seconde. Selon Séwanou DABLA(3) des origines à la fin des années soixante, la littérature africaine avait une approche militante et une expression trop proche du modèle français. C’était une littérature de l’immaturité confinée dans des thèmes anticolonialistes et dans des formes stéréotypées qui ne tardèrent pas à s’enliser pour s’installer après les indépendances dans l’impasse. Charles NOKAN (1962), Ahmadou KOUROUMA (1968), Yambo OUOLOGUEM (1968) ont été, à son avis les précurseurs de la seconde génération d’écrivains qu’il réunit sous la bannière du « nouveau roman africain », expression empruntée à Eric SELLIN. L’auteur a surtout le mérite de souligner les traits fondamentaux de ce nouveau roman caractérisé par un renouvellement des thèmes, une articulation originale de l’expression et une réinvention de la langue.

Nicolas MARTIN-GRANEL(4) pour sa part, considère Ferdinand OYONO et Amadou HAMPATE BA comme les auteurs qui ont rompu avec le ton des écrivains de la première génération.

Même si le découpage varie d’un critique à l’autre, tous sont unanimes. Il y a eu deux générations d’écrivains. Mais dans l’habitude d’insérer les écrivains dans le lit de Procuste d’une écriture, (au sens où l’entend Roland BARTHES), ou d’une génération, ne court-on pas le risque de passer sous silence les exceptions, les originalités individuelles et les positions de contre-courant par rapport au groupe. Par l’exemple, l’écrivain togolais Félix COUCHORO, écrivain du premier groupe de la première génération des écrivains africains auquel on reconnait une utilisation classique de la langue française n’est-il pas une exception ?

En ce qui concerne l’utilisation de la langue française, nous savons que chez de nombreux écrivains de la seconde génération, le souci de dire fidèlement les réalités africaines sans déroger à la pratique de la culture locale les a amenés à trouver la langue française trop étroite pour traduire les concepts culturels d’Afrique et, par voie de Conséquence, à renouveler l’écriture et même la langue. Sony Labou Tansi (1983) expliquait comme suit :

« Je considère franchement qu’il faut des mots particuliers pour dire chaque chose, chaque situation. On ne peut pas employer les mêmes mots pour dire et décrire deux situations. C’est très difficile. Pour parler en termes de décharge, il y a des mots qui ne peuvent pas contenir toute la force, toute la puissance d’une pensée. Ou un mot éclate, ou c’est la pensée qui est comprimée. Il faut faire tout un effort, tout un travail sur la langue. Un écrivain qu’on le veuille ou non, c’est quelqu’un qui va dans la forêt du langage et qui se met à débroussailler, et à éclaircir le paysage et l’espace où il va planter. J’emprunte la métaphore à mes parents.) »(5)

Par rapport à cette explication qui fait allusion à l’inaptitude du français à exprimer tous les concepts, on se demande si le Togolais Félix COUCHORO dont les critiques ont très peu analysé les œuvres et qui notait dans la préface de son roman L’esclave (1929) le rapport qu’il entretenait avec la langue française n’était pas un lointain précurseur du nouveau roman africain ? En effet, il écrivait :

« Dans nos pays, nous avons notre éducation, des formes courtoises du langage, une culture d’esprit, un code de convenance, des usages, des cérémonies où l’emphase ne le cède en rien au désir d’être poli et de plaire. Dans nos idiomes, nous avons le langage terre à terre, le style de bonne compagnie et le ton sublime. Notre cœur est capable de sentiments nobles ; notre esprit s’irradie en pensées élevées »(6)

En conclusion

Il est exact de compter Sony Labou Tansi parmi les nouveaux romanciers négro-africains de la deuxième génération qui s’imposait comme tels par une écriture romanesque renouvelée et assez élaborée. Mais Sony Labou Tansi doit surtout son succès et sa distinction à sa sensibilité personnelle, à la particularité de son parcours, voire de son destin littéraire et à la séduction d’une originalité marquée par l’exubérance de l’imagination et l’inflation du style. Si la facture de ses textes lui valait dans les revues, les anthologies et les journaux des commentaires élogieux, il est évident qu’on ne saurait cerner l’écrivain de façon impartiale sans tenir compte véritablement du fait littéraire.

 


Notes

(1) Jean-Michel DEVESA, Sony Labou Tansi écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 7.

(2) Op. cit. p. 333.

(3) Séwanou DABLA, Nouvelles écritures africaines, romanciers de la seconde génération, 1986, Paris, L’Harmattan, 256p.

(4) Nicolas MARTIN-GRANEL, Rires noirs (Anthologie romancée de l’humour et du grotesque dans le roman africain), 1991, Paris, Editions Sépia, 190p.

(5) Sony Labou Tansi, « Le projet littéraire de Sony Labou Tansi », Entretien avec MALANDA Anges Sévérin, Le mois en Afrique n°205-206, Février-Mars 1983

(6) Cité dans Les chemins actuels de la critique par Gérald ANTOINE au Chapitre 12 : « Stylistique des formes et stylistique des thèmes, ou le stylisticien face à l’ancienne et à la nouvelle critique » (Ouvrage collectif, Colloque du 2 au 12 Septembre 1966 à Cérisy-La-Salle, Sous la direction de Georges POULET), Editions 10/18

 

 

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