Arsène Francoeur NGANGA

(Chercheur en histoire et anthropologie socioculturelle des noirs des Amériques)

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LES RACINES BANTU DE HAITI

 

Plusieurs témoignages révèlent que la population la plus nombreuse dans la colonie française de Saint-Domingue, qui deviendra Haïti en 1804, était bantu, principalement des esclaves en provenance du Royaume Kongo.

L’historien haïtien Gabriel DEBIEN cité par Yvette FARRAUDIÈRE (2005, p. 106) pense que plus du tiers des esclaves africains à Saint-Domingue était d’origine kongo, suivi par les Aradas du Dahomey, les Ibos du Nigeria et autres. Selon l’historien belge, Hein VANHEE, cité par Linda M. HEYWOOD (1998, p. 246), « au milieu du 18ème siècle, les Français ont acheté beaucoup d’esclaves au Royaume Kongo, pour l’ile de Saint-Domingue, entre 1720 et 1780, soit 64 % du nombre total des esclaves concentrés au Nord de l’ile qui est aujourd’hui Haïti ». David Patrick GEGGUS (2002, p. 7) asserte par contre que « les Kongo constituaient la majorité des Africains à Saint-Domingue, le tiers de la population dans les plaines et la moitié dans les montagnes ».

Le colonel MALENFANT de l’expédition Leclerc à Saint-Domingue y découvre des Kongo qui chantaient sans cesse et mettaient leur bonheur dans la danse. Monseigneur Jean-Marie JAN (1981) révèle qu’une bande musicale conduite par Princesse Amesythe chantait la nuit à Cap-Français en langue kikongo. Pour David Patrick GEGGUS (1992, pp. 30-31), ces chansons étaient des invocations des Mbumba, des esprits invoqués pour anéantir les forces maléfiques, à savoir : Mbumba-Mbingu, Mbumba-Maléla, Mbumba-Makonda..

Un registre du compte des Nègres en fuite et du décompte des esclaves fugitifs arrêtés, fait ressortir que les Kongo occupaient toujours le sommet de la liste des esclaves fugitifs (Jean FOUCHARD, 1988). Le plus grand fugitif de la période prérévolutionnaire, véritable boucémissaire de l’idéologie révolutionnaire, sera un esclave fugitif kongo du nom de François MAKANDA, dit Makandal (Linda M. HEYWOOD, 1998, p. 250). Il est le premier qui a uni les communautés fugitives des montagnes du Nord d’Haïti, pendant les années 1750. Il envisageait de tuer tous les Blancs de la colonie, par le poison, et libérer tous les Nègres. Selon Pierre de VAISSIÈRE (1909, pp. 236-237), c’était un grand féticheur ; il avait fanatisé les esclaves de la colonie et on disait de lui qu’il se dédoublait et pouvait être vu d’un endroit à un autre, au même moment.

Avec ses partisans, ils organisaient des raids, la nuit, pour incendier les habitations des maîtres d’esclaves. Ils avaient réussi à empoisonner l’eau courante des habitations des colons, causant près de six mille décès.

Makanda fut capturé et brulé vif à Cap-Haïtien, le 10 janvier 1758. Des témoignages rapportent qu’il s’était transformé en oiseau et s’était envolé des flammes. Cette transformation en oiseau nous ramène, chez le père Van WING (1959, p. 373) qui nous dit que, chez les Kongo, les hommes se transforment en bêtes, les sorciers se changent en animaux minuscules, ainsi trouve-t-on, d’après la croyance bakongo, des personnes qui peuvent se métamorphoser en animal de grande taille, à partir d’un fétiche « Kitukidi ngo, Kitukidi ngandu ».

David GEGGUS a considéré François MAKANDA comme étant un sorcier, un bokor en créole haïtien. Le personnage de MAKANDA, en Haïti, est resté la figure emblématique du sorcier.

Il a passé plus de dix ans à combattre l’esclavage, avec un succès éclatant. Il a engendré des bandes, matrice indispensable pour la liberté et l’indépendance.

Dans les cérémonies vaudou du Baron Samedi, le tout puissant maître des morts, MAKANDA est considéré comme Papaloa.

En 1792-1793, une bande d’esclaves révolutionnaires, dirigée par un Kongo du nom de Macaya, se proclamant comme étant le descendant d’un roi kongo (1), contrôle la région de Limbe. Après MAKANDA (d’origine kongo), Don Pedro (d’origine kongo), Macaya fut le plus influent des esclaves insurgés du Nord d’Haïti. La révolution haïtienne est une insurrection des esclaves du Nord d’Haïti, peuplés majoritairement d’esclaves kongo. On peut citer d’autres rebelles tels que MAVOUNGOU, Télémaque CANGA, Racine Jean ZENGA, Jérôme POTEAU, Lamour DERANCE, Romaine RIVIÉRE, etc.

Le professeur Hein VANHEE a considéré MACAYA comme étant le leader le plus important des débuts de la révolution haïtienne (Linda . Heywood, 1998, p. 270).

La plupart des bandes des rebelles étaient nommées « Kongo » et ils opéraient indépendamment de la grande armée de Toussaint Louverture. La plupart des chefs de bande étaient des féticheurs, prêtres vaudou, notamment des praticiens du culte pétro-lemba, le coté kongo du vaudou haïtien.

François DUVALIER ne disait-il pas que l’indépendance haïtienne est le résultat du vaudou ? La lecture unilatérale de l’histoire de Saint-Domingue a fait que le vaudou haïtien a été, pendant longtemps, abordé comme un culte d’origine dahoméenne.

Ses sources kongo ont étés inexplorées. On a commencé à peine à découvrir toute leur importance. L’anthropologue belge, Luc De HEUSCH, a mis en évidence, après des enquêtes de terrain, une présence ancienne et importante d’éléments kongo, dans le rituel pétro-lemba du vaudou haïtien, notamment des survivances linguistiques et rituelles.

Alfred Metraux parle d’une rencontre des traditions du Dahomey et du Kongo. Les esclaves du Dahomey étaient arrivés des décennies avant les Kongo.

Voilà pourquoi le mot vaudou était le mot utilisé au départ. Dans son ouvrage « Les racines du vaudou » Lilas DESQUIRON (p. 193) est clair à ce sujet : « Les Dahoméens ont présidé à l’élaboration du culte radas et les Bantous à la formation du culte pétro-lemba, à caractère magique dans le vodou haïtien ».

C’est le pétro-lemba qui a fourni les stimulants à l’esprit révolutionnaire, chez les esclaves de Saint-Domingue.

Le panthéon des esprits de tradition kongo dans le vaudou haïtien est très long. On note, entre autres (rite pétro-lemba, rite kongo et rite spécial macaya):

  1. Lemba Zaou;

  2. Simbi-y-an Kitha;

  3. Marassah congo Bord de Mer;

  4. Laoca;

  5. Simba Maza;

  6. Brise Macaya;

  7. Kanga pétro;

  8. Zilah Moyo;

  9. Ganga doki».

Les Kongo ont dirigé la lutte contre l’oppression coloniale. Le roi kongo était le roi de tous les Noirs. Cette prétention a fait la peinture de la suprématie pour les sujets de ce roi à Saint-Domingue. Quand Napoléon Bonaparte envoie le général Leclerc, le 1er février 1802, pour rétablir l’esclavage à la suite de l’auto-proclamation de Toussaint Louverture, comme gouverneur à vie de Saint-Domingue, la défense héroïque des indigènes sera surtout illustrée par Jean-Baptiste SANS SOUCI et Henry CHRISTOPHE. Ce dernier était un Créole dont le coté africain n’est pas connu. Mais Sans Souci était un Kongo (Laurent DUBOIS et John GARRIGUS, 2006, p. 104). Il est l’un des plus grands leaders militaires talentueux de Saint-Domingue.

Il était actif dans le Nord, près de la ville de Limonade. En septembre 1802, au cours d’une attaque française contre SANS SOUCI, il y eu 400 Français tués.

Le 18 novembre 1803, c’est la bataille définitive à Vertières, entre le colonisateur (France) et les indigènes. Les troupes françaises sont menées par le général Donatien de ROCHAMBEAU et les troupes indigènes par Jean-Jacques DESSALINES (successeur de Toussaint Louverture).

Dessalines était un génie militaire, considéré comme un demi-dieu. Il avait une énergie démoniaque, il ne prenait jamais de prisonniers, il rasait tout à son passage, en incendiant des villages entiers.

John K. THORNTON, historien et chercheur à l’Université de Boston, a fait l’observation que la majorité des esclaves à Saint-Domingue, pendant la révolution, était née en Afrique et avaient servi dans des armées africaines, ayant de facto une expérience militaire. Le succès de la révolution haïtienne a nécessité du talent militaire.

Seuls, les vétérans des guerres africaines étaient en mesure de faire ces exploits. Pour John K. THORNTON, ce sont les vétérans des armées du Royaume Kongo qui ont le plus contribué à la révolte de Saint-Domingue. Les kongo avaient l’expérience des batailles qu’ils avaient eu contre les Portugais. Les indigènes sortent victorieux de la bataille, en écrasant la plus puissante armée de l’époque, l’armée de Napoléon, composée de généraux d’élite qui avaient prôné la victoire sur le Rhin et le Danube, à la campagne d’Egypte et d’Italie. Parmi les décès de l’armée française, figure celui du général Charles Francis DUGUA, ancien commandant de la ville du Caire pendant la campagne napoléonienne d’Egypte. Son nom est inscrit sur l’Arc de triomphe.

Le 1er janvier 1804, Jean-Jacques DESSALINES déclare l’indépendance de la colonie de Saint-Domingue, qui devient Haïti («Ayiti», la terre des montagnes), le nom indien de l’ile d’avant l’arrivée des Européens.

Il déchire la partie blanche du drapeau français, pour former le drapeau haïtien, bleu et rouge. Timolean BRUTUS (1995, p. 52) asserte que Dessalines avait chanté en kikongo, en étant en transe. Après s’être autoproclamé gouverneur à vie d’Haïti, il rejette l’autorité de Rome sur l’Eglise catholique d’Haïti et se proclame chef de l’Eglise catholique haïtienne.

C’est le grand schisme (il a durée 56 ans). On parle d’un catholicisme populaire à la Dessalines, qui aura comme culte important la dévotion à la Vierge Marie et le culte de la Saint-Jacques.

Le culte de la vierge Marie et le culte de Saint-Jacques étaient les cultes les plus importants pendant la christianisation du Royaume Kongo, le père Giacinto Da BOLOGNA, un prêtre capucin qui a servi au Royaume Kongo de 1741 à 1747 explique que la dévotion à la vierge Marie était l’un des grands cultes chrétiens du Royaume Kongo. On l’appelait Mama Zambi, à Sao Salvador, le père Raimundo Da GIACOMO chantait souvent la litanie de la vierge Marie.

Dans son ouvrage, Terry REY (1999),  dit que le marianisme au Congo et le Marianisme en Haïti sont similaires.

La Sainte vierge Marie est la sainte patronne d’Haïti. Elle est aussi la sainte patronne du Congo-Brazzaville. À cet effet, le cardinal Emile BIAYENDA, avait dit, avant son enlèvement, à Adolphe NdOUNDI, de toujours prier la Vierge Marie, le Congo lui a été destiné, tandis que le premier président congolais, l’abbé Fulbert YOULOU, avait choisi la date de la fête de la vierge Marie, le 15 aout, comme date de la fête de l’indépendance.

Le roi Afonso du Kongo (1509-1543) durant une bataille au XVIème siècle, avait invoqué Saint-Jacques Le Grand (L. HEYWOOD, 1998, p. 272). L’un des plus grands événements religieux d’Haïti est la fête de la Saint-Jacques qui se passe à la plaine du Nord.

La révolution haïtienne est l’un des faits les plus marquants de l’histoire de l’humanité, la première décolonisation véritable d’un pays indigène par une armée indigène de libération nationale, une glorieuse épopée qui a renversé le préjugé condamnant le nègre à être a jamais l’esclave des Blancs et qui pose tout le fondement de la législation internationale moderne relative aux droits de l’homme et aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes.

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