Barthélémy YANGONGO

 

 

La succession d'États en matière de biens et de dettes publics

an Afrique Équatoriale

 

 

 

 

Première Partie

Evolution politique de l'Afrique équatoriale

 

 

Chapitre  2

De la dépendance coloniale à la communauté contractuelle

 

Section I - La colonisation française

1 — La naissance de l'A.E.F.

Dans les années 1860, certaines puissances impérialistes, notamment la France et l'Angleterre, signèrent avec des États moins puissants des traités interdisant la fourniture d'esclaves africains à l'économie transatlantique.

Cette mission était accomplie avec succès sur la côte occidentale vers 1860, et l'une des branches, autrefois prospère du commerce européen, prit ainsi fin. C'est à partir de cette période que débuta la généralisation des guerres de conquête.

Ces guerres, dont la cause a été la recherche des débouchés économiques et surtout des matières premières en vue d'alimenter les industries dans les métropoles, furent connues dans toutes les formations économiques de type exploiteur22. En effet, après la conquête effective de la totalité des territoires d'Afrique équatoriale (Gabon, Congo, Oubangui, Chari et Tchad), ces entités ont été unifiées en vertu d'un décret pris le 15 janvier 1910 qui les regroupera sous le nom de l'Afrique équatoriale française23.

Le 4 novembre 1911, la France cédera à l'Allemagne une partie du bassin du Gabon, du Congo et de l'Oubangui, lui permettant l'accès à ces derniers. Ces territoires seront repris plus tard sous la souveraineté française pendant la première guerre mondiale24.

2 — Organisation administrative de l'A.F

La structure administrative de l'Afrique équatoriale française est emprunte d'une longue évolution.

En effet, après la création de l'AEF en 1910, la France était représentée à la tête du groupe par un Gouverneur Général, haut fonctionnaire nommé par décret et relevant du Ministère des colonies25.

Les attributions de ce haut fonctionnaire étaient déterminées par l'article 2 du décret constitutif de l'A.E.F. Il en découle qu'il remplissait le rôle de dépositaire des pouvoirs de la République. Il était responsable du maintien de l'ordre public et de l'administration de l'AEF. Dans l'accomplissement de ses multiples tâches, le Gouverneur général était assisté d'un secrétaire général ainsi que d'un Conseil de Gouvernement (organe à caractère purement consultatif).

Dans chaque territoire, le Gouverneur était représenté par un lieutenant gouverneur. Dans une lettre qu'il adressa aux lieutenants gouverneurs, le Gouverneur général de l'AEF. Merlin définissait ainsi le devoir de l'administration « fédérale » : « Je gouverne ; je vous donne les directives qui, s'il n'y avait pas de gouverneur général, vous viendraient de Paris. »26.

Si les colonisateurs français avaient institué le régime de centralisation administrative en vue d'assurer à la « fédération » une administration efficace, il faut noter que ce régime administratif s'est avéré fragile pour plusieurs raisons : tout d'abord parce que les territoires étaient distants les uns des autres de mille à deux mille kilomètres, alors qu'à cette époque les moyens de communication étaient rudimentaires. La seconde raison est d'ordre structurel, car l'AEF en tant que « fédération » coloniale était une création artificielle hâtivement constituée. Or l'histoire a démontré que toute fédération artificiellement créée, sans égard à la volonté des peuples qui la compose, aboutit inévitablement à un éclatement. Sur ce terrain, les exemples abondent. On peut citer, outre les cas de l'AEF et de l'AOF, la fédération de l'Autriche-Hongrie créée pendant la période et sous l'influence des guerres napoléoniennes et qui éclata en 1919, l'Union indochinoise groupant le Laos, le Viêt-Nam et le Cambodge, etc.. La fédération d'AEF avait été créée en vue de faciliter l'écoulement des matières premières indispensables à l'industrie vers la métropole grâce à une main d'œuvre presque gratuite. Abordant la question des antécédents qui ont motivé la participation de la France aux activités coloniales, Hubert Deschamps affirme : « Le but initial du Gouvernement n'est autre que celui des Portugais et des Espagnols : découvrir certaines îles et pays où l'on dit qu'il se doit y trouver grandes quantités d'autres riches choses (Ordre du Roi François 1er pour le premier départ de Jacques Cartier vers le Canada) »27.

Ainsi la fédération de l'AEF était une entité exogène n'ayant aucun rapport effectif avec les peuples des territoires fédérés. Pour toutes ces raisons, les autorités françaises prendront plus tard toute une série de mesures de réforme qui, bien qu'inopérantes, méritent d'être examinées avec plus de détail. A noter qu'une loi fut décrétée le 16 octobre 1946 visant à réorganiser la structure administrative de l'AEF28. Loin de restructurer la fédération et d'adapter ses institutions aux réalités allogènes, cette loi entraînera une décentralisation administrative, lourde de conséquences pour l'unité des pays de l'ex-AEF et de l'ex-AOF, ce que le Président Boganda appelait la « Balkanisation » de l'AEF, c'est-à-dire la pierre angulaire de la naissance du micro-nationalisme.

Nous verrons plus loin comment cette structure administrative coloniale changera de physionomie, bien que sa nature restera la même à la suite de la Conférence de Brazzaville et des réformes constitutionnelles subséquentes. Mais il convient de dire quelques mots sur la nature juridique de l'AEF.

3 - Nature juridique de l'AEF après 1910

Comme nous l'avons signalé plus haut, la conquête effective de l'ensemble des territoires de l'Afrique équatoriale a eu pour conséquence l'incorporation de ces entités jadis, indépendantes dans un ordre juridique nouveau, celui de l'Afrique équatoriale française, au même titre qu'une collectivité publique française décentralisée.

A cet égard, la nature juridique de l'Afrique équatoriale doit être recherchée dans deux directions : tout d'abord dans l'ordre juridique interne, puis dans l'ordre juridique international.

a) Ordre juridique interne

Au regard du système constitutionnel français, l'AEF était considérée comme une colonie ayant la qualité d'une personnalité morale de droit public. De fait, la nature juridique de l'AEF était clairement et nettement déterminée dans l'article 1er du décret du 15 janvier 1910.

Aux termes de celui-ci, « le Gouvernement général de l'Afrique équatoriale est constitué par le groupement des colonies du Gabon, du Moyen-Congo et de l'Oubangui-Chari-Tchad». Il apparaît donc que l'Afrique équatoriale était bel et bien une colonie régie parle « pacte colonial ». Cela signifie que la situation juridique de l'AEF était fixée dans l'Acte général de la Conférence de Berlin de 1885 portant sur le partage des territoires du continent africain entre certaines puissances européennes29.

b) Situation internationale de l'AEF

L'incorporation des territoires d'Afrique équatoriale dans l'ordre juridique français, leur était toute qualité de sujet du droit international, titulaire des droits et obligations. Seule la métropole avait le droit d'agir au nom des territoires coloniaux dans les relations internationales. Elle pouvait aliéner ces territoires ainsi que leur population, sans jamais organiser un plébiscite pour consulter leur opinion.

La métropole pouvait ordonner au Gouverneur de négocier toutes conventions commerciales, mais il ne pouvait, en aucun cas, les conclure que sauf ratification30.

Le Gouverneur participait dans la négociation en qualité d'agent de l'État français. Cependant, le traité comportant la clause coloniale conclut par la métropole était opposable aux colonies. Sur ce point, le Professeur Lampué faisait remarquer : «VQuel que puisse être le degré de leur autonomie administrative ou politique, ces pays sont englobés dans la personnalité unique de l'État dont ils font partie ou auquel ils sont rattachés. Ils se trouvent sous ce rapport dans une situation comparable à celle des collectivités locales décentralisées existant dans la métropole elle-même. En règle générale, ils ne participent pas par leurs organes propres à l'activité internationale. Le principe demeure que des traités internationaux concernant les territoires et départements d'outre-mer sont conclus par les Organes centraux de l'État dont ils font partie. »31

Quant au problème touchant à la nationalité, il convient de souligner que pendant très longtemps les populations de l'AEF étaient considérées comme des sujets français et non des citoyens français à part entière. Ce n'est qu'en 1946 qu'un acte réglementaire attribua la nationalité française à tous les ressortissants des colonies françaises. Ainsi les assertions de Nguyen Hu Tru suivant lesquelles « il n'y avait aucune différence entre citoyens français et sujets français ou protégés» ne sont fondées sur aucune réalité32. Cette question fut développée d'une manière pertinente par Ernest Milcent, lequel écrivait : «juridiquement ce texte accomplissait tout de même une véritable révolution : par le biais de l'ordonnance de 1945, l'ex-sujet devient citoyen, citoyen mineur sans doute, mais pour la première fois depuis le début de la colonisation, il allait participer par l'intermédiaire de ses représentants élus à l'élaboration de textes régissant son sort, pour la première fois il allait faire entendre sa voix. »33.

Il faut noter que cet aspect caractéristique du droit international classique a subi une profonde modification après la seconde guerre mondiale, en raison de l'inclusion du principe des droits des peuples à l'autodétermination dans la Charte des Nations Unies. Dès lors, tous les peuples et toutes les nations, de même que les peuples se trouvant encore sous la férule coloniale, sont considérés comme des sujets à part entière du droit des gens. Il faut noter que les États occidentaux ne considèrent pas ce principe comme étant fondé sur la particularité du droit international contemporain, bien qu'il constitue l'expression de la majorité des États composant la Communauté internationale actuelle. C'est le cas du Gouvernement suisse qui, questionné par un député genevois en date du 28 janvier 1974, lequel souhaitait que la Suisse reconnaisse la Guinée Bissau «comme l'ont fait un grand nombre d'États et comme l'ONU qui admet ses représentants à titre d'observateurs», la Suisse, pour évoquer son refus, devait évoquer les raisons suivantes : « En matière de reconnaissance d'États, explique le Conseil fédéral dans sa réponse, la Suisse s'en tient aux conditions définies par le droit international. Il faut que puisse être constatée la présence d'une autorité souveraine s'exerçant de manière stable sur une population et un territoire définis. Dans le cas des guerres de sécession et d'indépendance où un territoire cherche à se détacher d'un État existant pour constituer un nouvel État indépendant, l'élément précité de stabilité exige que l'ancien souverain ait renoncé à recouvrer le territoire perdu, ou s'il ne l'a pas fait, qu'il ne paraisse avoir aucune chance de le reconquérir. Dans le cas de la Guinée Bissau, les combats qui se poursuivent démontrent à eux seuls que cette condition n'est pas remplie, sans qu'il y ait lieu de se prononcer sur le point de savoir quelle partie du territoire et de la population est réellement sous l'autorité du mouvement de libération. »34

Section 2 - Le nouveau statut de l'AEF après la Seconde Guerre mondiale

La Conférence de Brazzaville

Dès que la France demanda l'armistice en juin 1940 à l'effet de l'occupation du territoire métropolitain par les troupes allemandes, l'AEF fut la première colonie française qui se résolut, en dépit de l'absence d'autorité véritablement légale dans la métropole, à continuer le combat aux côtés des alliés de la France. Cette détermination devait entraîner dans la guerre l'ensemble de ce qu'on appelait « les terres de l'Empire français » autour du Comité Français de Libération. On se souvient d'ailleurs que c'est la colonne de l'AEF commandée par le Général Leclerc qui, partie du Tchad, remporta la première victoire des armées françaises en 1943.

Tous ces événements de grande importance ont immanquablement contribué au choix de Brazzaville comme endroit de cette conférence historique. C'est ce que fait remarquer Marcel Riedinger lorsqu'il écrit : « Le second conflit mondial ne fait que précipiter l'évolution, en nous rendant plus conscients de la nécessité et de l'urgence de repenser la plupart des idées et concepts qui nous gouvernaient jusqu'alors. Le loyalisme des populations d'AEF qui furent les premières à se rallier à la France libre pour continuer le combat, leur contribution loyale et soutenue à l'effort de guerre, nous faisaient un impérieux devoir de réaliser les réformes jugées nécessaires. »35

La conférence procède d'une idée précise : elle posait la question du statut juridique des colonies après la guerre.

Mais avant la conférence de Brazzaville en 1941, Churchill et Roosevelt avaient proclamé la Charte atlantique portant sur le droit de libre disposition des peuples36. Car «les États-Unis, conscients de l'état de dépendance où se trouvent placés à leur égard les puissances coloniales en guerre, ne manquent pas de leur imposer, directement ou indirectement, des concessions à leur point de vue »37. Si les États-Unis n'avaient pas une position précise sur le sort des peuples coloniaux, l'Union Soviétique qui, par principe, avait toujours dénoncé le colonialisme, exigeait non seulement le changement de certaines méthodes et doctrines coloniales, mais elle allait plus loin, elle exigeait de ses alliés de libérer tous les peuples coloniaux38.

Au contraire, la Conférence de Brazzaville constituait un frein aux exigences soviéto-américaines. C'est ce que nous allons voir à présent.

Si la doctrine d'assimilation39, c'est-à-dire celle qui entendait transformer le colonisé en marionnette, avait longtemps prévalu comme idéologie fondamentale de la colonisation française, à Brazzaville la voie était recherchée dans une nouvelle direction ébauchée par Félix Éboué, à savoir la doctrine d'association visant à associer les peuples coloniaux à la décision de leurs propres affaires. Félix Éboué fut le premier gouverneur noir au Tchad, pendant la guerre, il fut le premier gouverneur d'Afrique équatoriale à se rallier au général de Gaulle et à organiser en AEF l'effort de guerre de la France Libre.

La résolution prise par la Conférence

C'est ici que l'affrontement entre ces deux doctrines « assimilation » et « association », diamétralement opposées, va être ardu.

Naturellement, les tenants de la doctrine d'assimilation n'entendaient guère accorder aux pays coloniaux le droit à l'indépendance, pas plus que le self-government. Ce refus apparaissait de façon claire dans le discours qu'avait prononcé M. René Pleven, à l'époque Commissaire aux colonies : « Nous sommes trop réalistes pour ne pas toujours nous souvenir que, sans le développement de la production, il n'est pas de ressources disponibles pour assurer le progrès social. Mais nous nous sommes refusé à donner à l'économie la première place, et surtout à l'isoler des problèmes politiques et sociaux qui se poseront dès la fin de cette guerre, devant l'intelligence et la conscience des grandes nations colonisatrices et du monde contemporain. Nous n'écartons pas le principe et au contraire nous recherchons dans tous les domaines la collaboration internationale et surtout celle de nos voisins. Nous lisons de temps à autre que cette guerre doit se terminer par ce qu'on appelle un affranchissement des peuples coloniaux. Dans la France coloniale, il n'y a ni .peuples à affranchir, ni discrimination raciale à abolir. »40

Pour les tenants de l'assimilation, en effet, ce que la métropole devait faire pour ces peuples, c'est augmenter le degré de leur participation au pouvoir central, qui prendrait la forme soit d'un parlement colonial, soit d'une assemblée fédérale, ainsi que de la détermination d'un régime législatif s'acheminant par étapes de la décentralisation administrative à la personnalité politique.

La conférence a définitivement écarté toute idée d'autonomie. La doctrine d'association développée par Éboué, dont les artifices dénotaient une idée d'autodétermination, a donc été repoussée. L'évolution des territoires coloniaux devait continuer son cours dans l'ambiguïté d'un statut juridique insaisissable.

Brazzaville, écrit le Gouverneur Hubert Deschamps, « tout en ouvrant la porte des temps nouveaux, a été la dernière manifestation du règne des gouverneurs de l'époque des colonies, affaires des spécialistes. Elles allaient passer désormais de ce théâtre étroit et classique aux grands spectacles improvisés de la scène intercontinentale et parlementaire. »41

_______________________

Notes

(22) Voir V. Lénine, Oeuvre, T. 41, p. 42

(23) Cf. décret du 15 janvier 1910, dans Bulletin des lois de la République française, n* 25-48, du 1er janvier au 31 décembre 1910, p. 88 et s.

(24) Voir Luchaire F., Droit d'outre-mer, Presses universitaires de France 1959, p. 324.

(25) Aux termes de l'article 1er du décret du 15 janvier 1910 instituant l'A.E.F. « le Gouvernement général de l'Afrique équatoriale est constitué par le groupement des colonies du Gabon, du Moyen Congo et L4Oubangui, Chari Tchad, actuellement réunies sous le nom de possession du Congo français et dépendances ». Voir décret de 1910, cit.

(26) Cf. Ziéglé H., Afrique équatoriale française, Ed. Berger-Levrault, Paris, 1952, p. 174.

(27) Cf. Méthodes et doctrines coloniales de la France, collection Armand Colin, Paris, 1953, p. 14 et s.

(28) Voir décret n* 46-2-250, du 4 octobre 1946, T.O.A.E.F. du 15 décembre 1946, p. 1555. A noter que ce décret était modifié successivement par les décrets n* 46-2492 du 6 novembre 1946, dans T.O.A.E.F. 1946, p. 1544, et n* 46-2879 du 11 décembre 1946, T.O.A.E.F. 1947, p. 33.

(29) Cf. l'Acte général de la Conférence de Berlin du 26 février 1885 dans G.F. de Martens, Nouveau recueil général des Traités, Gôltingen, Librairie de Dieterich, 1885, 2ème série, p. 426.

(30) Cf. Lanessan J.L. L'expansion coloniale de la France, Ed. ancienne librairie Germer Baillières et Cie, Paris, 1886, p. 886.

(31) A.F.D.I., 1960, p. 907 et s.

(32) Cf. Nguyen Hu Tru Quelques problèmes de succession d'États concernant le Viet-Nam, thèse de Genève n* 200, p. 47.

(33) Cf. L'A.O.F. entré en scène, dans «Témoignage chrétien», Paris, 1958, p. 26.

(34) Cf. Kours Mejdounarodnovo prava, Vol. I, éd. Nouaka, Moscou, 1967, p. 152 et s.

(35) Voir Encyclopédie coloniale, Op. cit. p. 180.

(36) Cf. Yacono X. Les étapes de la colonisation française, P.U.F. n* 428, Paris 1971, p. 55 et s.

(37) Voir Suret-Canale F. Afrique noire occidentale et centrale, de la colonisation aux indépendances. Ed. sociales, Paris, 1972, p. 10.

(38) Voir Suret-Canale, Op. cit.

(39) Voir Deschamps, La doctrine ... Op. cit.

(40) Voir Encyclopédie coloniale, Op. cit. — Voir également Yacono, Op. cit.

(4l) Voir Deschamps, L'Union française, Ed. Berger Levrault, Paris, 1952, p. 42.