SANTOU MACK-EDHYN

RÉFLEXIONS SUR LES HANDICAPS DE L'AFRIQUE NOIRE

Préface de Daniel MATOKOT

Evry, CesbcPresses

104 pages,  Avril 2015, Collection ThèmA

Format : 14 x 21,5 cm

ISBN : 979-10-90372-11-5

 

 

 


 

 

 

 

I. L’ESCLAVAGE

 

« Le commerce des esclaves, l’esclavage et la colonisation ont eu un impact considérable sur la fragmentation du continent ».

UNESCO

Histoire Générale de l’Afrique

 

1. Premiers contacts

 

Au 13ème siècle, Portugais et Espagnols sillonnent déjà les mers à la recherche de territoires commerciaux. Ils établissent des comptoirs sur la côte africaine, échangent des produits de toutes sortes (vins, tissus, verroteries et fusils) pour de l’or, des défenses d’éléphants et des peaux de bêtes.

Avant même l’exploration de l’Afrique, les africains des régions côtières commercent déjà avec les blancs. Les princes africains de ces régions se pavanent avec les acquisitions venues de « M’Poutou», le pays des blancs. Ils ont le sentiment de devenir plus puissants avec de tels attributs. Les reines et les princesses se parent de colliers brillants, s’imaginant que tout ce qui brille est or.

Les rapports ne s’arrêtent cependant qu’aux échanges commerciaux. Les blancs n’ont pas  encore l’intention de conquérir un continent bizarre si mystérieux.

Pourtant, les noirs ne sont pas des inconnus. De l’Antiquité au Moyen-âge, on les retrouve en Grèce, en Égypte ou au Moyen-Orient, servant comme esclaves. Dans les cours des palais de Lisbonne, ils sont présents. Dans les arènes de Rome, ils combattent comme gladiateurs pour amuser les rois et les sujets en quête d’émotions. Les Arabes et les Maures, qui font des excursions dans l’Est du continent, les ramènent comme esclave du Soudan, d’Éthiopie, d’Ouganda ou du Kenya, et les revendent à prix d’or en Europe et en Arabie. [1]

 

2. Quand les blancs découvrent l’Amérique

 

Dans leur quête de richesses et de mieux vivre, les européens se lancent à la conquête des terres lointaines au-delà des mers et découvrent les Amériques. Des colonies s’y installent pour mettre en valeur les terres prometteuses. Mais la machine à vapeur n’a pas encore été inventée. Il faut, pour l’exploitation et la rentabilité des domaines, utiliser l’énergie animale.

Les autochtones, appelés indifféremment peaux rouges ou indiens d’Amérique, sont mis à contribution et assignés aux travaux forcés. Fragiles et inadaptés à ce dur traitement, ils n’apportent pas le rendement attendu. De surcroît, ils se convertissent massivement au catholicisme. Un chrétien peut-il utiliser un autre chrétien comme bête de somme et l’exposer à un traitement inhumain ?

Le procès  de Valladolid[2] (controverse qui opposa essentiellement le dominicain Bartolomé de Las Casas et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda, en deux séances d'un mois chacune (l'une en 1550 et l'autre en 1551) au Collège San Gregorio de Valladolid, met fin à ces interrogations. Sous les pontificats des papes Paul III puis Jules III, Charles Quint va initier ce débat pour savoir comment doivent s’effectuer les conquêtes dans le Nouveau Monde, pour qu'elles se fassent avec justice et conscience apaisée.

Certes les civilisations précolombiennes font des sacrifices humains une pratique religieuse institutionnalisée. Cette pratique et bien d’autres encore sont choquantes pour les occidentaux qui par ailleurs se croient investis d’une mission civilisatrice à l’échelle mondiale.

 Cela autorise-t-il les Espagnols et les Portugais à conquérir leur terre, à  la coloniser et  à soumettre les indiens en leur imposant par la force leur vision du monde ?

Les sociétés indiennes sont-elles légitimes malgré leur mode de vie ? Et si tel est le cas, n’est-ce pas plutôt le bon exemple qui doit être promu via une colonisation-émigration, au lieu d’une invasion brutale et bestiale ?

L’envoyé spécial du Pape décrète finalement que les indiens, comme les blancs, ont une âme. Ils ne peuvent donc être traités comme des bêtes. Ce choix religieux ouvre la porte à une crise économique que personne ne veut assumer.

En effet la question suivante  se pose : qui va désormais travailler dans les plantations de cannes à sucre ?

L’Europe a besoin des richesses émanant de l’Amérique et ne peut s’offrir le luxe de voir ses efforts mis à bas pour de simples questions de conscience et de morale chrétienne. Par ailleurs, autant que les couronnes portugaise et espagnole, le clergé ne méprise pas cette fortune qui est un don du ciel. Personne ne peut courir le risque d’une révolte des propriétaires terriens qui réclament de la main d’œuvre pour exploiter leurs terres.

On fait le tour des solutions possibles. Le cardinal, inspiré, suggère : « Pourquoi ne pas utiliser les noirs ? Le Noir n’a pas d’âme. Ce n’est donc pas un homme, juste une forme intermédiaire entre l’animal et l’homme. Il a été rejeté par Dieu qui déclara à Canaan : ‘‘Maudit es-tu d’entre tous tes frères’’. »

La proposition est adoptée sur le champ. On n’attend pas les livraisons ridicules des arabes et des maures pour remplir les cales des bateaux de travailleurs couleur ébène. On s’approvisionne directement sur place. Les bases commerciales sont posées. Il suffit d’augmenter la pression sur les princes côtiers pour que ceux-ci collaborent à l’expansion de ce commerce nouveau.

Les arguments ne manquent pas.

-            Prince, vous avez des prisonniers qui menacent la sécurité de votre tribu ? Au lieu de les garder, pourquoi ne pas nous les livrer ? Nous les emporterons et vous n’aurez plus de problèmes.

 Ou encore :

-   Prince, la tribu voisine constitue une menace pour ton royaume ? Si nous te procurons des fusils en quantité pour leur faire la guerre et les anéantir, ton royaume sera consolidé et tu seras crains et respecté par ton peuple. 

-  Que devrai-je donner en retour ? risque le roi

-  Oh pas grand-chose, Roi. Il suffira de faire un maximum de prisonnier et de nous les livrer.

-  Marché conclu. 

En cas de résistance, on menace :

-   Prince, si tu refuses, nous ne te livrerons plus de vins, de tissus et de colliers de perles pour tes nombreuses épouses.

Bon gré mal gré, les uns après les autres, les rois et les princes de la côte mettent le doigt dans l’engrenage. Ils livrent d’abord les brigands, les prisonniers de guerre. Ils font la guerre, au détriment de leur propre peuple et de leur dignité, pour satisfaire les besoins et les attentes de personnes venues d’ailleurs. Par cupidité ou sous la menace, finalement ils livrent leur peuple, agissant contre leur culture pacifiste, défendant une cause qui n’est pas la leur et qu’ils ne comprennent pas. Ils vendent leur âme au diable.

Quatre siècles durant, le continent noir connaît la guerre et la manipulation. L’Afrique s’affaiblit, vidée progressivement de ses enfants.

Les experts ne s’accordent pas sur la question, mais on estime que plus de 150 millions d’individus ont été victimes de ce trafic, arrachés à leur terre pour devenir esclave en terre inconnue.[3]

Beaucoup mourront en mer ou au cours de révoltes contre le maitre.

Les rescapés marchent la tête basse. Méfiance et haine s’installent entre les royaumes. La guerre règne à jamais.

L’homme blanc a démontré sa puissance, sa capacité à diviser. Capable de faire tonner le ciel et de causer la mort à grande échelle, il a montré qu’il est un dieu. Il vaut mieux chercher ses grâces. Il protège des ennemis car dorénavant chaque entité noire a comme ennemi son propre frère de couleur.

Quatre siècles d’oppression, de faiblesse et de lâcheté exercent sur l’esprit du peuple noir une pression déterminante, métamorphique qui marque de manière profonde et indélébile le psychisme nègre, l’assujettissant pour longtemps à la volonté des blancs. Sa perception du monde se voile. Si avant les clans s’enorgueillissaient d’être des « bantu » (des hommes) par opposition aux autres (les rivaux) qui ne le sont pas, ils prennent conscience que les vrais maîtres du monde ont la peau blanche. Il faut compter avec eux pour avoir droit à l’existence. La négation du moi vis-à-vis du blanc taille une brèche dans la conscience collective noire.

 3. Impact psychologique sur le peuple noir

 Les rescapés sur un continent affaibli par une longue période de guerre et de pression extérieure tentent de se relever.

Sans conviction, sans énergie… 

Leur motivation est minée par la mauvaise conscience des lâches qui, face à l’envahisseur, ont courbé l’échine, pour avoir des friandises.

Harcelés par les images des hommes, des femmes et des enfants battues, submergés par la honte des scélérats, ils deviennent plus faibles que jamais et sont prédisposés à la domination occidentale.

Les dignitaires, rongés par le remords se défoulent sur le peuple qu’ils accablent et rendent responsables de cette ignominie.

Le peuples accepte de se soumettre à l’oppression, attend que les dieux redeviennent cléments. Quatre siècles d’oppression ont transformés ces hommes fiers en mauviettes sans ressort, sans dignité, prêtes à s’entre-tuer et à trahir leurs frères. Une conscience tourmentée les maintient en alerte et réprime  la moindre velléité de révolte.

Ceux qui ont été arrachés à leur village, à leur terre, à leur appartenance, doivent gérer deux problématiques.

La première :

L’adaptation à de nouvelles conditions de vie, dans un continent qui n’est pas le leur et dont les gens ne parlent pas la même langue qu’eux. La rage au cœur, la peur au ventre, il faut s’accommoder vite au sort qui leur est fait. C’est une question de survie. Il faut faire allégeance tout en guettant la moindre opportunité pour s’échapper.

Dans les plantations de cannes à sucre, sous les coups de fouet qui claquent sur le dos dès qu’ils faiblissent sous la tâche, sous la chaleur du soleil ou sous le froid de l’hiver, ils enragent d’être ravalés au niveau de la bête. La dignité d’homme libre courant et chassant dans la  forêt ou dans la savane leur a été arrachée pour une cause qu’ils ne comprennent pas et qui n’est pas la leur.

En même temps, ils visualisent la puissance du blanc,  l’« élégance » de ses manières, la « beauté » de ses femmes, blondes, brunes et rousses, aux joues empourprées, qui viennent les observer malicieusement, avec dans le regard, un mélange de mépris et d’envie. Des sentiments de révolte et de vengeance leur montent au cœur. Comment atteindre ces hommes puissants dans leur orgueil et les ridiculiser ? Peut-être prendre leurs femmes et leurs filles ? L’homme noir, dans son désespoir, rêve de s’endormir auprès d’une femme blanche. Chimère inaccessible, fantasme créant espoir et force de vivre et permettant de supporter l’insupportable chaque jour… Posséder une femme blanche est l’arme fatale qui lui prouverait qu’il est au même niveau que le maitre.

Les femmes blanches, pour leur part, semblent touchées par l’air hagard de ces hommes robustes, aux regards tendres d’enfants arrachés précocement à leur mère. Insidieusement, une attirance réciproque naît. L’esclave comprend que son heure viendra. [4]

La nuit venue, des souvenirs doux et amers hantent les esprits: la nostalgie de leur famille, de leur village et de leur pays. La tristesse et la haine qui s’emparent des cœurs génèrent du blues dans l’âme.

La seconde :

Comment considérer ces africains qui les ont lâchement vendus ?

Une sourde colère s’empare d’eux, quand, le soir venu, allongés à même le sol, ils connaissent un moment de répit pour se rappeler leurs racines.

La nuit est propice aux méditations et aux souvenirs. On revoie l’épouse aimée à laquelle on a été brutalement arrachés. Pourvu qu’elle n’ait pas connu le même sort ! On imagine l’enfant qu’elle portait et qu’on ne connaitra jamais.

L’angoisse noue les gorges et les viscères. Le sommeil s’envole et se perd dans les luxuriantes contrées de l’Afrique. Dans ces moments de veille involontaire, on maudit le roi, le prince et les soldats qui les ont arrêtés sans raison.

Le sentiment de rejet s’amplifie, proportionnellement à la somme de souffrances endurées. On ne peut se montrer fier d’appartenir à une race qui vend ses fils pour servir les intérêts de l’ennemie. Il faut oublier et faire de ces terres nouvelles sa patrie. Peu importe les horreurs à supporter. Il faut survivre ou mourir.

L’esclave se plie aux travaux forcés, aux coups, au mépris. La révolte couve mais se maîtrise pour apaiser les douleurs. Certains gagnent la confiance des maîtres. Ceux-là connaîtront des jours plus vivables. D’autres, plus rebelles, souffrent l’enfer, relégués aux travaux les plus pénibles. Dans un cas comme dans l’autre, le noir nourrit le désir de devenir un jour le maître, du moins de se hisser à son niveau.

Quatre siècles durant, l’esclave noir voit grandir la puissance des Amériques et des Caraïbes sur son énergie, sa sueur, ses larmes. Il hait cette engeance blanche mais la respecte aussi pour son ingéniosité. N’a-t-il pas su canaliser sa force de nègre pour réaliser de grandes choses qui, dans son village, relèvent de la sorcellerie ou de l’action des dieux ? Il le hait pour toutes les souffrances endurées, mais désire en même temps lui ressembler, prendre sa place, prendre sa femme, sa fille et dominer à son tour.

Il ne veut pas avoir de fils qui connaîtra les mêmes horreurs que lui. La race noire est maudite. Même à l’église, on lui  réserve la place du paria. Tout son vécu, depuis l’arrachement à son village jusqu’à ce jour, corrobore cet enseignement. Une progéniture noire serait la perpétuation d’une lignée maudite. Ce serait un retour vers une terre maudite qui les a soumis à la honte, au déshonneur et à la vie animale. Il faut effacer de la mémoire le souvenir d’avoir un jour appartenu à la race des perdants.

Ainsi nait la culture du blanchissage de la race. L’homme blanc fait des métis à volonté. L’homme noir attend son heure pour avoir aussi une progéniture métisse.

Les noirs d’Amérique et des Iles Caraïbes nient leurs origines africaines pour effacer le passé douloureux qui les rattache à l’Afrique. Il en sera ainsi jusqu’au moment de la prise de conscience nègre et de l’émergence de courants intellectuels tels que la « négritude » (Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor) et l’action d’émancipation des peuples noirs menée par Martin Luther King.

Jusque là, les noirs d’Amérique et des Caraïbes ne peuvent supporter d’être rattachés à leurs origines africaines. De leur côté, les africains ne comprennent pas le mépris qu’affiche leurs parents de l’autre côté du monde. Ils sont, les uns et les autres, victimes de leur passé.

Les deux peuples noirs ont traversé quatre siècles d’épouvantes et de douleurs morales. Les uns pleurent les fils perdus. Les autres haïssent les pères qui les ont vendus, trahis. Ils connaissent une transformation psychique et comportementale divergente.


 

[1] Encyclopédie Universalis, Édition 1977.

[2] La controverse de Valladolid, Téléfilm réalisé par Jean Daniel d’après le roman éponyme de Jean-Claude Carrière qui s’inspira de faits réels.

[3] Encyclopédie Universalis, Édition 1977.

[4] Mandingo, Film américain réalisé par Richard Fleischer en 1975.

 

 

 

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